2.
Pourquoi ? se demanda Shushô, toujours blottie près de Gankyû.
Est-ce que c’est un autre yôma qui l’a fait fuir ?
Gankyû scruta les alentours. Rien. Puis un crépitement d’averse frappa ses oreilles. Il leva les yeux. Il savait que le sanyo émettait un bruit semblable pour menacer ses ennemis. Le kasso poussa un hurlement.
Au-dessus de sa tête, il vit le sanyo se recroqueviller sur lui-même, les crocs du kasso plantés sous sa mâchoire.
Gankyû n’en croyait pas ses yeux. Il était stupéfait. Et Shushô davantage encore. Il n’était pas rare que deux yôma se disputent une proie. Mais celle qu’ils avaient devant eux était déjà blessée. Pourquoi ne l’achevaient-ils pas d’abord ? Pourquoi s’en détournaient-ils ?
Un rideau de pluie vint faire écran aux rayons du soleil. Une pluie rouge. Qui s’écrasa sur les feuilles dans un grondement sonore. Le sanyo tomba à son tour en se tortillant sur le sol. Le kasso était toujours accroché à sa gorge déchiquetée.
Les écailles irisées du serpent brillèrent dans la lumière du jour. Il continuait à se contorsionner, agité parfois de quelques soubresauts, que son adversaire maîtrisait en se tenant debout sur ses ailes. Puis le kasso secoua la tête d’un mouvement brusque et arracha celle du sanyo. Le corps décapité se cabra violemment, puis ses muscles se relâchèrent et il se détendit lentement, parcouru seulement de petits tressaillements. Privé de vie, il finit par s’immobiliser complètement.
La tête de sa victime serrée entre ses crocs, le kasso releva les yeux vers Gankyû. Il le fixa un moment, sous les rayons du soleil, le pelage teinté de rouge vif autour de sa gueule. Puis, comme s’il s’en désintéressait, il ramena son regard vers le sanyo. Entre ses pattes, le cadavre eut une dernière secousse qui fit scintiller ses écailles.
Gankyû restait planté là, immobile, fasciné par ce qui venait de se dérouler devant lui. Shushô le poussa dans le dos.
— Faut y aller maintenant. Dépêche-toi.
— Ah… Oui… dit-il en hochant la tête, l’air absent.
Les échos d’un hennissement l’arrachèrent à sa torpeur.
D’abord, le pépiement, tout à l’heure. Puis, maintenant, ce hennissement… Un hennissement qui ressemblait beaucoup à celui du haku. Gankyû ne put s’empêcher de chercher l’animal du regard.
— Gankyû…
Shushô pointait son doigt vers quelque chose, derrière le kasso. La bête à tête de loup avait presque entièrement dévoré le sanyo.
Sous la lumière tamisée par le feuillage, un homme avançait, accompagné d’un cheval. Ou plutôt d’un animal qui ressemblait à un cheval, mais qui n’était autre que le haku. Oui, c’était bien lui, portant toujours sa charge sur le dos, et qui se dirigeait maintenant vers eux.
L’homme à ses côtés tenait ses rênes dans la main. L’ombre des arbres cachait son visage.
— Un homme ?… murmura Shushô.
Peut-être un Kôshu ?
Il paraissait trop frêle pour un homme et trop robuste pour une femme. L’individu ne semblait en rien effrayé par le spectacle macabre et avait l’air parfaitement détaché.
Ce n’était pas Rikô. Et ce n’était pas non plus un gôshi. Sa tête était couverte par un tissu, et Shushô se rappela avoir déjà vu un Kôshu en faire autant pour se protéger du vent. Une grande pièce d’étoffe enveloppait son corps. Par endroits, des lignes nettes étaient marquées, qui laissaient deviner eh dessous une cuirasse.
Il frôla le kasso sans lui prêter attention et enjamba les restes du sanyo. Au moment où il passait sous un rayon de soleil, Shushô put entrevoir son visage : il était jeune, avec quelque chose de doux dans l’expression. Shushô et Gankyû n’avaient pas bougé depuis son apparition. Ils restaient là, tous les deux, à l’observer sans faire le moindre geste. Il s’approcha.
— Ce haku est à vous ?
Sa voix aussi était jeune.
Gankyû acquiesça. L’individu était de petite taille. Il avait l’air d’un adolescent. Il tendit les rênes à Gankyû. Ses mouvements étaient calmes et précis. Le haku, au contraire, secouait la tête avec beaucoup d’énergie, en pleine santé. Gankyû n’arrivait pas à se saisir de la bride. L’animal cessa de s’agiter et vint poser son museau sur son épaule. Gankyû savait ce que cela signifiait : le haku voulait être flatté. Il mit la main sur son cou et le tapota gentiment.
— Je suis bien content que tu sois vivant, tu sais.
Le haku avait-il compris qu’on l’avait abandonné ? Il frotta à plusieurs reprises son menton contre Gankyû, qui continuait à le caresser en silence. Son long cou gracieusement penché paraissait lustré par la lumière qui tombait à travers le feuillage.
— Vous appartenez au peuple kôshu ? demanda le jeune homme.
Rien, dans son intonation, n’indiquait si la question était posée avec bienveillance ou reproche.
— Oui. Merci, répondit Gankyû en lui montrant les rênes. C’est vous qui l’avez récupéré ?
— Je l’ai trouvé attaché à un arbre avec une corde noire. J’ai pensé que son propriétaire devait être dans une situation délicate. Vous êtes blessé, il me semble ?
— Ah… Oui.
Gankyû s’appuyait sur son épée comme sur une canne. Il s’assit par terre.
— Vous venez de nous sauver la vie.
— Pardon, monsieur… intervint Shushô.
Elle montra du doigt le kasso en train de finir tranquillement son repas.
— C’est un yôma, n’est-ce pas ? Vous croyez qu’on peut rester à bavarder ici ? À moins que ce ne soit votre monture ?
— Non, ce n’est pas ma monture, répondit le jeune homme en secouant la tête. Mais c’est une de mes connaissances.
— Une de vos connaissances ?
— Oui.
Après cet échange de paroles, Shushô eut la certitude que ce garçon était vraiment très jeune. À vrai dire, il devait avoir à peu près le même âge qu’elle.
— Vous êtes un Kôshu, vous aussi ? lui demanda-t-elle.
— Non, pas exactement.
— En tout cas, vous nous avez sauvés. Merci.
— De rien, dit-il sans effusion. Le sang a coulé ici. Il faut partir.
Il tendit la main à Gankyû.
— Vous êtes blessé. Montez sur le haku, ne marchez pas. Je vous conduirai dans un endroit où vous serez en sécurité.
Au même instant, le tissu qui lui couvrait le corps s’entrouvrit, et Shushô put apercevoir la tenue qu’il portait en dessous.
Son buste était recouvert d’une cuirasse qui paraissait très ancienne. Elle était magnifique. Un chapelet de pierres précieuses, toutes scintillantes et de couleurs variées, pendait en sautoir, d’une épaule à l’autre. Elles étaient réellement splendides. Pourtant, cela ne donnait pas l’impression de constituer une parure.
Les pierres précieuses…
Shushô releva la tête et regarda le profil du garçon.
Gankyû eut un geste hésitant du bras et se figea, les yeux écarquillés.